L'art du storytelling avec les données
À l’ère des mégadonnées et des algorithmes prédictifs, la capacité à collecter, traiter et analyser les données est devenue un avantage concurrentiel majeur. Pourtant, la véritable valeur des données ne réside pas uniquement dans leur volume ou leur précision, mais dans leur capacité à raconter une histoire, à transmettre un message clair, à déclencher une émotion ou une action. C’est là qu’intervient le data storytelling, un art à la croisée de la science des données, du design et de la communication.
Dans cet article, nous explorons en profondeur ce concept, ses fondements, ses composantes clés, ses bonnes pratiques, ainsi que ses défis et ses perspectives. Bien plus qu’un simple ajout esthétique, le storytelling avec les données est aujourd’hui un levier stratégique pour orienter la prise de décision, convaincre des parties prenantes et démocratiser l’accès à l’information.
Qu’est-ce que le data storytelling ?
Le storytelling avec les données, ou data storytelling, consiste à utiliser les données pour construire un récit structuré, intelligible et impactant. Il s’agit d’aller au-delà de la simple visualisation ou présentation de chiffres : le but est de guider l’audience à travers une narration qui donne sens aux données, qui met en lumière des tendances, des ruptures, des corrélations ou des alertes, tout en facilitant la mémorisation du message clé.
Contrairement aux tableaux de bord ou aux rapports statistiques, souvent froids ou neutres, le data storytelling mobilise les codes narratifs, les émotions, les effets visuels et parfois même des techniques issues du journalisme ou du marketing pour captiver son public. Il est donc à la fois scientifique et créatif : il repose sur la rigueur de l’analyse de données, mais il s’appuie aussi sur l’art de raconter.
Pourquoi le storytelling est-il crucial en science des données ?
Les données seules ne suffisent pas. Voici quelques raisons majeures qui expliquent pourquoi le storytelling est un atout essentiel pour les professionnels de la donnée :
1. Améliorer la compréhension
Même les analyses les plus sophistiquées peuvent rester opaques si elles ne sont pas bien contextualisées. Le storytelling permet de transformer des résultats techniques en insights accessibles, même pour des décideurs non spécialisés.
2. Donner du sens et de la cohérence
Les données brutes sont souvent fragmentées. Le storytelling permet de relier les points, de créer une narration logique, de faire émerger une histoire globale à partir d’observations isolées.
3. Favoriser la mémorisation
Notre cerveau retient mieux les histoires que les chiffres. En structurant les messages sous forme de récit, on améliore leur impact cognitif et émotionnel.
4. Inciter à l’action
Un bon storytelling peut orienter une prise de décision, convaincre un investisseur, ou mobiliser une équipe. Il rend les données prescriptives, et non simplement descriptives.
Les trois piliers du data storytelling
La plupart des spécialistes s’accordent à dire que le storytelling avec les données repose sur trois éléments fondamentaux, qui doivent être combinés avec soin :
1. La narration (story)
La structure narrative est au cœur du processus. Il s’agit de déterminer ce que l’on veut raconter, et comment. On peut recourir à des structures classiques comme :
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Situation – Problème – Résolution
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Conflit – Tension – Dénouement
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Passé – Présent – Futur
L’objectif est de guider l’audience à travers un parcours narratif logique, avec un début, un milieu et une fin. Ce n’est pas simplement « montrer les données », c’est raconter une histoire avec elles.
2. Les données (data)
Elles doivent être fiables, pertinentes, vérifiables. Le storytelling ne doit jamais déformer les faits : il repose sur une analyse solide. Il faut choisir les bons indicateurs, vérifier les corrélations, éviter les biais, et garder une intégrité analytique à chaque étape.
Les données sélectionnées doivent soutenir le message : trop de chiffres diluent l’impact, pas assez peuvent créer des failles logiques.
3. La visualisation (visual)
Enfin, l’aspect visuel est crucial. Il ne s’agit pas simplement de rendre l’histoire « jolie », mais de faciliter l’interprétation. Des graphiques bien choisis (courbes, diagrammes de Sankey, heatmaps, treemaps, etc.) permettent de clarifier les tendances et d’accompagner le récit.
La visualisation doit être cohérente avec le ton de l’histoire, accessible, et conçue pour l’interaction si possible (par exemple avec des outils comme Plotly ou Tableau).
Étapes clés pour construire un bon storytelling avec les données
1. Définir l’objectif et le public
Avant toute analyse, il est essentiel de comprendre à qui s’adresse le récit, et pourquoi il est raconté. Un tableau de bord pour un comité exécutif ne racontera pas la même histoire qu’un rapport à destination du grand public ou d’un service marketing.
Questions à se poser :
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Quel est le problème à résoudre ou la question à éclairer ?
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Quel est le niveau de connaissance du public ?
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Quelle décision souhaite-t-on influencer ?
2. Collecter et analyser les données
La collecte doit être rigoureuse : données internes, données publiques, API, enquêtes… Une fois rassemblées, les données sont nettoyées, croisées, explorées à l’aide de techniques statistiques ou de machine learning.
L’objectif est d’identifier des patterns narratifs : des ruptures, des exceptions, des changements, des corrélations inattendues.
3. Identifier un fil conducteur narratif
Une fois les éléments clés repérés, il faut choisir un angle d’attaque. Ce fil conducteur permettra de construire un enchaînement logique, sans surcharger l’audience.
Exemples de récits typiques :
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« Ce que nous pensions n’est pas ce qui se passe »
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« Une tendance cachée menace la croissance »
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« Un petit changement a généré un grand impact »
4. Choisir les bonnes visualisations
Le type de graphique doit dépendre du message à transmettre :
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Évolution dans le temps : ligne ou courbe
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Répartition : histogramme ou camembert (avec précautions)
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Corrélation : nuage de points
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Comparaison : barres verticales ou horizontales
Des outils comme Plotly, D3.js, Flourish, Power BI ou Tableau offrent de nombreuses possibilités interactives pour enrichir le récit.
5. Créer une structure claire et fluide
Chaque étape du récit doit suivre la précédente logiquement. Il peut être utile de découper le récit en slides, écrans ou sections clairement balisés. La concision est un atout : mieux vaut une visualisation forte qu’un flot de chiffres mal intégrés.
6. Ajouter de l’émotion et du contexte
Même dans un environnement professionnel, les émotions jouent un rôle. Un graphique sur les inégalités salariales, par exemple, peut être renforcé par un témoignage réel ou un effet visuel marquant.
L’ancrage dans un contexte (géographique, temporel, humain) permet de rendre les données vivantes, et d’humaniser les chiffres.
Exemples concrets de storytelling avec les données
1. Le New York Times et la pandémie de COVID-19
Le New York Times a utilisé des visualisations immersives pour montrer l’évolution de la pandémie : cartes animées, lignes temporelles, modélisations prédictives. Chaque article racontait une histoire ancrée dans les données, compréhensible par le grand public.
2. Spotify Wrapped
Chaque fin d’année, Spotify envoie à ses utilisateurs un « récapitulatif » de leur écoute annuelle. Ce n’est pas juste un tableau de statistiques, mais un récit personnalisé, parfois humoristique, émotionnel, interactif : un parfait exemple de data storytelling à grande échelle.
3. Gapminder et Hans Rosling
Hans Rosling a transformé la perception du développement mondial en racontant une histoire de progrès avec des bubbles charts dynamiques. Ses présentations TED ont démontré que les données, bien racontées, peuvent transformer la compréhension collective.
Bonnes pratiques et erreurs à éviter
Bonnes pratiques :
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Valider ses sources et vérifier les biais
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Adapter le récit à l’audience
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Utiliser la couleur avec intention (pas décorative)
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Laisser de la place au silence (éviter la surcharge)
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Intégrer des transitions narratives claires
À éviter absolument :
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Surutiliser les effets visuels sans justification
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Faire dire aux données ce qu’elles ne disent pas
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Utiliser un jargon technique inaccessible
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Oublier le contexte
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Négliger la cohérence entre les éléments visuels et textuels
L’avenir du storytelling avec les données
Avec la montée de l’intelligence artificielle générative, de la réalité augmentée et de la narration interactive, le data storytelling entre dans une nouvelle phase. Il devient multisensoriel, personnalisé, instantané. Les technologies comme les assistants IA, les jumeaux numériques ou les visualisations en VR vont profondément enrichir les modes de narration.
Mais plus les outils deviennent puissants, plus la responsabilité éthique devient importante. Le data storytelling peut être utilisé pour manipuler, omettre, ou orienter. C’est pourquoi il doit toujours être accompagné de transparence, d’un effort de pédagogie, et d’un souci de justesse.
Conclusion : une compétence clé à l’ère de la donnée
L’art du storytelling avec les données ne s’improvise pas. Il nécessite une maîtrise conjointe des outils d’analyse, des principes narratifs et du design de l’information. Pourtant, il devient aujourd’hui une compétence transversale incontournable, que l’on travaille dans le journalisme, la data science, le marketing, ou même dans la fonction publique.
Ceux qui sauront transformer les données en récits clairs, convaincants et humains auront un avantage considérable dans la société de l’information. Car, au fond, les données n’ont de sens que si elles nous parlent. Et c’est le rôle du storytelling que de leur prêter une voix.